Note sur la suppression générale des partis politiques (Simone Weil)

Résumé

Simone Weil Baden Baden1921
Simone Weil Baden Baden1921

L’idée de par­ti n’en­trait pas dans la con­cep­tion poli­tique française de 1789, sinon comme mal à éviter. […] Ain­si sur le con­ti­nent d’Eu­rope le total­i­tarisme est le péché orig­inel des par­tis. […] Le prob­lème à exam­in­er, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ain­si leur exis­tence désirable. […]

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LA VOLONTE GENERALE : 

La démoc­ra­tie, le pou­voir du plus grand nom­bre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés effi­caces à tort ou à rai­son. […] Notre idéal répub­li­cain procède entière­ment de la notion de volon­té générale due à Rousseau. Mais le sens de la notion a été per­du presque tout de suite, parce quelle est com­plexe et demande un degré d’at­ten­tion élevé. […] (S)i, sur un prob­lème général, cha­cun réflé­chit tout seul et exprime une opin­ion, et si ensuite les opin­ions sont com­parées entre elles, prob­a­ble­ment elles coïn­cideront par la par­tie juste et raisonnable de cha­cune et dif­féreront par les injus­tices et les erreurs. […] Rousseau pen­sait seule­ment que le plus sou­vent un vouloir com­mun à tout un peu­ple est en fait con­forme à la jus­tice, par la neu­tral­i­sa­tion mutuelle et la com­pen­sa­tion des pas­sions particulières. […]

LA PASSION COLLECTIVE : 
Le véri­ta­ble esprit de 1789 con­siste à penser, non pas qu’une chose est juste parce que le peu­ple la veut, mais qu’à cer­taines con­di­tions le vouloir du peu­ple a plus de chances qu’au­cun autre vouloir d’être con­forme à la jus­tice. […] Il est tout à fait évi­dent que le raison­nement de Rousseau tombe dès qu’il y a pas­sion col­lec­tive. Rousseau le savait bien. La pas­sion col­lec­tive est une impul­sion de crime et de men­songe infin­i­ment plus puis­sante qu’au­cune pas­sion individuelle. […]

NOUS N’AVONS JAMAIS CONNU LA DEMOCRATIE : 
La sec­onde con­di­tion est que le peu­ple ait à exprimer son vouloir à l’é­gard des prob­lèmes de la vie publique, et non pas à faire seule­ment un choix de per­son­nes. […] Le seul énon­cé de ces deux con­di­tions mon­tre que nous n’avons jamais rien con­nu qui ressem­ble même de loin à une démoc­ra­tie. Dans ce que nous nom­mons de ce nom, jamais le peu­ple n’a l’oc­ca­sion ni le moyen d’ex­primer un avis sur aucun prob­lème de la vie publique […]
L’usage même des mots de démoc­ra­tie et de république oblige à exam­in­er avec une atten­tion extrême les deux prob­lèmes que voici : Com­ment don­ner en fait aux hommes qui com­posent le peu­ple de France la pos­si­bil­ité d’ex­primer par­fois un juge­ment sur les grands prob­lèmes de la vie publique ? Com­ment empêch­er, au moment où le peu­ple est inter­rogé, qu’il cir­cule à tra­vers lui aucune espèce de pas­sion collective ? […]

TOUT PARTI EST TOTALITAIRE : 
Il est évi­dent, après exa­m­en atten­tif, que toute solu­tion impli­querait d’abord la sup­pres­sion des par­tis poli­tiques. […] Un par­ti poli­tique est une machine à fab­ri­quer de la pas­sion col­lec­tive. Un par­ti poli­tique est une organ­i­sa­tion con­stru­ite de manière à exercer une pres­sion col­lec­tive sur la pen­sée de cha­cun des êtres humains qui en sont mem­bres. La pre­mière fin, et, en dernière analyse, l’u­nique fin de tout par­ti poli­tique est sa pro­pre crois­sance, et cela sans aucune lim­ite. Par ce triple car­ac­tère, tout par­ti est total­i­taire en germe et en aspi­ra­tion. S’il ne l’est pas en fait, c’est seule­ment parce que ceux qui l’en­tourent ne le sont pas moins que lui. […]

LE PARTI N’A AUCUNE DOCTRINE, IL EST SA PROPRE FIN : 
La pen­sée col­lec­tive est inca­pable de s’élever au-dessus du domaine des faits. […] L’ex­pres­sion : « Doc­trine d’un par­ti poli­tique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune sig­ni­fi­ca­tion. Un homme, passât-il sa vie à écrire et à exam­in­er des prob­lèmes d’idées, n’a que très rarement une doc­trine. Une col­lec­tiv­ité n’en a jamais. Ce n’est pas une marchan­dise col­lec­tive. On peut par­ler, il est vrai, de doc­trine chré­ti­enne, doc­trine hin­doue, doc­trine pythagorici­enne, et ain­si de suite. Ce qui est alors désigné par ce mot n’est ni indi­vidu­el ni col­lec­tif ; c’est une chose située infin­i­ment au-dessus de l’un et l’autre domaine. […] Il est ain­si inévitable qu’en fait le par­ti soit à lui-même sa pro­pre fin. […]

LE PARTI ASPIRE A LA TOTALITE DU POUVOIR : 
On pose en axiome que la con­di­tion néces­saire et suff­isante pour que le par­ti serve effi­cace­ment la con­cep­tion du bien pub­lic en vue duquel il existe est qu’il pos­sède une large quan­tité de pou­voir. Mais aucune quan­tité finie de pou­voir ne peut jamais être en fait regardée comme suff­isante, surtout une fois obtenue. […] Ain­si la ten­dance essen­tielle des par­tis est total­i­taire, non seule­ment rel­a­tive­ment à une nation, mais rel­a­tive­ment au globe terrestre. […]

L’ADHESION A UN PARTI REVIENT A RENONCER A LA JUSTICE : 
Dès lors que la crois­sance du par­ti con­stitue un critère du bien, il s’en­suit inévitable­ment une pres­sion col­lec­tive du par­ti sur les pen­sées des hommes. […] Le but avoué de la pro­pa­gande est de per­suad­er et non pas de com­mu­ni­quer de la lumière. Hitler a très bien vu que la pro­pa­gande est tou­jours une ten­ta­tive d’asservisse­ment des esprits. Tous les par­tis font de la pro­pa­gande. […] (E)n entrant dans un par­ti on renonce à chercher unique­ment le bien pub­lic et la justice. […]
Si un homme, mem­bre d’un par­ti, est absol­u­ment résolu à n’être fidèle en toutes ses pen­sées qu’à la lumière intérieure exclu­sive­ment et à rien d’autre, il ne peut pas faire con­naître cette réso­lu­tion à son par­ti. Il est alors vis-à-vis de lui en état de men­songe. […] Si je m’ap­prête à dire, au nom de mon par­ti, des choses que j’es­time con­traires à la vérité et à la jus­tice, vais-je l’indi­quer dans un aver­tisse­ment préal­able ? Si je ne le fais pas, je mens. […] Car de nos jours la ten­sion vers la jus­tice et la vérité est regardée comme répon­dant à un point de vue personnel. […]
Le men­songe, l’er­reur — mots syn­onymes — ce sont les pen­sées de ceux qui ne désirent pas la vérité, et de ceux qui désirent la vérité et autre chose en plus. Par exem­ple, qui désirent la vérité et en plus la con­for­mité avec telle ou telle pen­sée établie. […]

LE PARTI IMPOSE LA SOUMISSION A SES ADHERENTS : 
Aucune souf­france n’at­tend celui qui aban­donne la jus­tice et la vérité. […] Au lieu que le sys­tème des par­tis com­porte les pénal­ités les plus douloureuses pour l’in­docil­ité. Des pénal­ités qui atteignent presque tout — la car­rière, les sen­ti­ments, l’ami­tié, la répu­ta­tion, la par­tie extérieure de l’hon­neur, par­fois même la vie de famille. Le par­ti com­mu­niste a porté le sys­tème à sa per­fec­tion. […] Quand il y a des par­tis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impos­si­ble d’in­ter­venir effi­cace­ment dans les affaires publiques sans entr­er dans un par­ti et jouer le jeu. […]

LE PARTI, C’EST L’ETERNELLE LUTTE DE POUVOIR : 
Les par­tis sont un mer­veilleux mécan­isme, par la ver­tu duquel, dans toute l’é­ten­due d’un pays, pas un esprit ne donne son atten­tion à l’ef­fort de dis­cern­er, dans les affaires publiques, le bien, la jus­tice, la vérité. Il en résulte que — sauf un très petit nom­bre de coïn­ci­dences for­tu­ites — il n’est décidé et exé­cuté que des mesures con­traires au bien pub­lic, à la jus­tice et à la vérité. Si on con­fi­ait au dia­ble l’or­gan­i­sa­tion de la vie publique, il ne pour­rait rien imag­in­er de plus ingénieux. […]
Il en est résulté après un cer­tain délai notre démoc­ra­tie fondée sur le jeu des par­tis, dont cha­cun est une petite Église pro­fane armée de la men­ace d’ex­com­mu­ni­ca­tion. […] Si un homme dis­ait, en deman­dant sa carte de mem­bre : « Je suis d’ac­cord avec le par­ti sur tel, tel, tel point ; je n’ai pas étudié ses autres posi­tions et je réserve entière­ment mon opin­ion tant que je n’en aurai pas fait l’é­tude », on le prierait sans doute de repass­er plus tard. Mais en fait, sauf excep­tions très rares, un homme qui entre dans un par­ti adopte docile­ment l’at­ti­tude d’e­sprit qu’il exprimera plus tard par les mots : « Comme monar­chiste, comme social­iste, je pense que… » C’est telle­ment con­fort­able ! Car c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus con­fort­able que de ne pas penser.
Quant au troisième car­ac­tère des par­tis, à savoir qu’ils sont des machines à fab­ri­quer de la pas­sion col­lec­tive, il est si vis­i­ble qu’il na pas à être établi. La pas­sion col­lec­tive est l’u­nique énergie dont dis­posent les par­tis pour la pro­pa­gande extérieure et pour la pres­sion exer­cée sur l’âme de chaque mem­bre. On avoue que l’e­sprit de par­ti aveu­gle, rend sourd à la jus­tice, pousse même d’hon­nêtes gens à l’acharne­ment le plus cru­el con­tre des inno­cents. On l’avoue, mais on ne pense pas à sup­primer les organ­ismes qui fab­riquent un tel esprit. […] La cristalli­sa­tion arti­fi­cielle en par­tis coïn­cidait si peu avec les affinités réelles qu’un député pou­vait être en désac­cord, pour toutes les atti­tudes con­crètes, avec un col­lègue de son par­ti, et en accord avec un homme d’un autre parti. […]

LES ASSOCIATIONS NON PARTISANES SONT FLUIDES : 
C’est la flu­id­ité qui dis­tingue du par­ti un milieu d’affinité et l’empêche d’avoir une influ­ence mau­vaise. […] Toutes les fois qu’une loi est impar­tiale, équitable, et fondée sur une vue du bien pub­lic facile­ment assim­i­l­able pour le peu­ple, elle affaib­lit tout ce quelle inter­dit. Elle l’af­faib­lit du fait seul quelle existe, et indépen­dam­ment des mesures répres­sives qui cherchent à en assur­er l’application. […]
Par un sin­guli­er para­doxe les mesures de ce genre, qui sont sans incon­vénients, sont en fait celles qui ont le moins de chances d’être décidées. […] Quand Ein­stein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intel­lectuels, y com­pris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et con­tre. Toute pen­sée sci­en­tifique nou­velle a dans les milieux sci­en­tifiques ses par­ti­sans et ses adver­saires ani­més les uns et les autres, à un degré regret­table, de l’e­sprit de parti. […]

UN PARTI EST COMME UNE EGLISE : 
Il n’y avait pas grande dif­férence entre l’at­tache­ment à un par­ti et l’at­tache­ment à une Église ou bien à l’at­ti­tude antire­ligieuse. On était pour ou con­tre la croy­ance en Dieu, pour ou con­tre le chris­tian­isme, et ain­si de suite. On en est arrivé, en matière de reli­gion, à par­ler de mil­i­tants. Même dans les écoles on ne sait plus stim­uler autrement la pen­sée des enfants qu’en les invi­tant à pren­dre par­ti pour ou con­tre. […] (L)‘opération de pren­dre par­ti, de pren­dre posi­tion pour ou con­tre, s’est sub­sti­tuée à l’oblig­a­tion de la pen­sée. C’est là une lèpre qui a pris orig­ine dans les milieux poli­tiques, et s’est éten­due, à tra­vers tout le pays, presque à la total­ité de la pen­sée. Il est dou­teux qu’on puisse remédi­er à cette lèpre, qui nous tue, sans com­mencer par la sup­pres­sion des par­tis politiques.


Version audio 

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Extrait complet

NOTE SUR LA SUPPRESSION GÉNÉRALE
DES PARTIS POLITIQUES
 

Simone Weil, 1940, Écrits de Lon­dres, p. 126 et s.

 

 

Le mot par­ti est pris ici dans la sig­ni­fi­ca­tion qu’il a sur le con­ti­nent européen. Le même mot dans les pays anglo-sax­ons désigne une réal­ité tout autre. Elle a sa racine dans la tra­di­tion anglaise et n’est pas trans­plantable. Un siè­cle et demi d’ex­péri­ence le mon­tre assez. Il y a dans les par­tis anglo-sax­ons un élé­ment de jeu, de sport, qui ne peut exis­ter que dans une insti­tu­tion d’o­rig­ine aris­to­cra­tique; tout est sérieux dans une insti­tu­tion qui, au départ, est plébéienne.

L’idée de par­ti n’en­trait pas dans la con­cep­tion poli­tique française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut le club des Jacobins. C’é­tait d’abord seule­ment un lieu de libre dis­cus­sion. Ce ne fut aucune espèce de mécan­isme fatal qui le trans­for­ma. C’est unique­ment la pres­sion de la guerre et de la guil­lo­tine qui en fit un par­ti totalitaire.

Les luttes des fac­tions sous la Ter­reur furent gou­vernées par la pen­sée si bien for­mulée par Tom­s­ki : « Un par­ti au pou­voir et tous les autres en prison. » Ain­si sur le con­ti­nent d’Eu­rope le total­i­tarisme est le péché orig­inel des partis.

C’est d’une part l’héritage de la Ter­reur, d’autre part l’in­flu­ence de l’ex­em­ple anglais, qui instal­la les par­tis dans la vie publique européenne. Le fait qu’ils exis­tent n’est nulle­ment un motif de les con­serv­er. Seul le bien est un motif légitime de con­ser­va­tion. Le mal des par­tis poli­tiques saute aux yeux. Le prob­lème à exam­in­er, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ain­si leur exis­tence désirable.

Mais il est beau­coup plus à pro­pos de deman­der : Y a‑t-il en eux même une par­celle infinitési­male de bien ? Ne sont-ils pas du mal à l’é­tat pur ou presque ?

S’ils sont du mal, il est cer­tain qu’en fait et dans la pra­tique ils ne peu­vent pro­duire que du mal. C’est un arti­cle de foi. « Un bon arbre ne peut jamais porter de mau­vais fruits, ni un arbre pour­ri de beaux fruits. »

Mais il faut d’abord recon­naître quel est le critère du bien.

Ce ne peut être que la vérité, la jus­tice, et, en sec­ond lieu, l’u­til­ité publique.

La démoc­ra­tie, le pou­voir du plus grand nom­bre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés effi­caces à tort ou à rai­son. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureuse­ment par­lemen­taires et légales de met­tre les Juifs dans des camps de con­cen­tra­tion et de les tor­tur­er avec raf­fine­ment jusqu’à la mort, les tor­tures n’au­raient pas eu un atome de légitim­ité de plus qu’elles n’ont main­tenant. Or pareille chose n’est nulle­ment inconcevable.

Seul ce qui est juste est légitime. Le crime et le men­songe ne le sont en aucun cas.

Notre idéal répub­li­cain procède entière­ment de la notion de volon­té générale due à Rousseau, Mais le sens de la notion a été per­du presque tout de suite, parce qu’elle est com­plexe et demande un degré d’at­ten­tion élevé.

Quelques chapitres mis à part, peu de livres sont beaux, forts, lucides et clairs comme Le Con­trat Social. On dit que peu de livres ont eu autant d’in­flu­ence. Mais en fait tout s’est passé et se passe encore comme s’il n’avait jamais été lu.

Rousseau par­tait de deux évi­dences. L’une, que la rai­son dis­cerne et choisit la jus­tice et l’u­til­ité inno­cente, et que tout crime a pour mobile la pas­sion. L’autre, que la rai­son est iden­tique chez tous les hommes, au lieu que les pas­sions, le plus sou­vent, dif­fèrent. Par suite si, sur un prob­lème général, cha­cun réflé­chit tout seul et exprime une opin­ion, et si ensuite les opin­ions sont com­parées entre elles, prob­a­ble­ment elles coïn­cideront par la par­tie juste et raisonnable de cha­cune et dif­féreront par les injus­tices et les erreurs.

C’est unique­ment en ver­tu d’un raison­nement de ce genre qu’on admet que le con­sen­sus uni­versel indique la vérité.

La vérité est une. La jus­tice est une. Les erreurs, les injus­tices sont indéfin­i­ment vari­ables. Ain­si les hommes con­ver­gent dans le juste et le vrai, au lieu que le men­songe et le crime les font indéfin­i­ment diverg­er. L’u­nion étant une force matérielle, on peut espér­er trou­ver là une ressource pour ren­dre ici-bas la vérité et la jus­tice matérielle­ment plus fortes que le crime et l’erreur.

Il y faut un mécan­isme con­ven­able. Si la démoc­ra­tie con­stitue un tel mécan­isme, elle est bonne. Autrement non.

Un vouloir injuste com­mun à toute la nation n’é­tait aucune­ment supérieur aux yeux de Rousseau — et il était dans le vrai — au vouloir injuste d’un homme.

Rousseau pen­sait seule­ment que le plus sou­vent un vouloir com­mun à tout un peu­ple est en fait con­forme à la jus­tice, par la neu­tral­i­sa­tion mutuelle et la com­pen­sa­tion des pas­sions par­ti­c­ulières. C’é­tait là pour lui l’u­nique motif de préfér­er le vouloir du peu­ple à un vouloir particulier.

C’est ain­si qu’une cer­taine masse d’eau, quoique com­posée de par­tic­ules qui se meu­vent et se heur­tent sans cesse, est dans un équili­bre et un repos par­faits. Elle ren­voie aux objets leurs images avec une vérité irréprochable. Elle indique par­faite­ment le plan hor­i­zon­tal. Elle dit sans erreur la den­sité des objets qu’on y plonge.

Si des indi­vidus pas­sion­nés, enclins par la pas­sion au crime et au men­songe, se com­posent de la même manière en un peu­ple véridique et juste, alors il est bon que le peu­ple soit sou­verain. Une con­sti­tu­tion démoc­ra­tique est bonne si d’abord elle accom­plit dans le peu­ple cet état d’équili­bre, et si ensuite seule­ment elle fait en sorte que les vouloirs du peu­ple soient exécutés.

Le véri­ta­ble esprit de 1789 con­siste à penser, non pas qu’une chose est juste parce que le peu­ple la veut, mais qu’à cer­taines con­di­tions le vouloir du peu­ple a plus de chances qu’au­cun autre vouloir d’être con­forme à la justice.

Il y a plusieurs con­di­tions indis­pens­ables pour pou­voir appli­quer la notion de volon­té générale. Deux doivent par­ti­c­ulière­ment retenir l’attention.

L’une est qu’au moment où le peu­ple prend con­science d’un de ses vouloirs et l’ex­prime, il n’y ait aucune espèce de pas­sion collective.

Il est tout à fait évi­dent que le raison­nement de Rousseau tombe dès qu’il y a pas­sion col­lec­tive. Rousseau le savait bien. La pas­sion col­lec­tive est une impul­sion de crime et de men­songe infin­i­ment plus puis­sante qu’au­cune pas­sion indi­vidu­elle. Les impul­sions mau­vais­es, en ce cas, loin de se neu­tralis­er, se por­tent mutuelle­ment à la mil­lième puis­sance. La pres­sion est presque irré­sistible, sinon pour les saints authentiques.

Une eau mise en mou­ve­ment par un courant vio­lent, impétueux, ne reflète plus les objets, n’a plus une sur­face hor­i­zon­tale, n’indique plus les densités.

Et il importe très peu qu’elle soit mue par un seul courant ou par cinq ou six courants qui se heur­tent et font des remous. Elle est égale­ment trou­blée dans les deux cas.

Si une seule pas­sion col­lec­tive saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux ou qua­tre ou cinq ou dix pas­sions col­lec­tives le parta­gent, il est divisé en plusieurs ban­des de crim­inels. Les pas­sions diver­gentes ne se neu­tralisent pas, comme c’est le cas pour une pous­sière de pas­sions indi­vidu­elles fon­dues dans une masse; le nom­bre est bien trop petit, la force de cha­cune est bien trop grande, pour qu’il puisse y avoir neu­tral­i­sa­tion. La lutte les exas­père. Elles se heur­tent avec un bruit vrai­ment infer­nal, et qui rend impos­si­ble d’en­ten­dre même une sec­onde la voix de la jus­tice et de la vérité, tou­jours presque imperceptible.

Quand il y a pas­sion col­lec­tive dans un pays, il y a prob­a­bil­ité pour que n’im­porte quelle volon­té par­ti­c­ulière soit plus proche de la jus­tice et de la rai­son que la volon­té générale, ou plutôt que ce qui en con­stitue la caricature.

La sec­onde con­di­tion est que le peu­ple ait à exprimer son vouloir à l’é­gard des prob­lèmes de la vie publique, et non pas à faire seule­ment un choix de per­son­nes. Encore moins un choix de col­lec­tiv­ités irre­spon­s­ables. Car la volon­té générale est sans aucune rela­tion avec un tel choix.

S’il y a eu en 1789 une cer­taine expres­sion de la volon­té générale, bien qu’on eût adop­té le sys­tème représen­tatif faute de savoir en imag­in­er un autre, c’est qu’il y avait eu bien autre chose que des élec­tions. Tout ce qu’il y avait de vivant à tra­vers tout le pays — et le pays débor­dait alors de vie — avait cher­ché à exprimer une pen­sée par l’or­gane des cahiers de reven­di­ca­tions. Les représen­tants s’é­taient en grande par­tie fait con­naître au cours de cette coopéra­tion dans la pen­sée; ils en gar­daient l’a chaleur; ils sen­taient le pays atten­tif à leurs paroles, jaloux de sur­veiller si elles tradui­saient exacte­ment ses aspi­ra­tions. Pen­dant quelque temps — peu de temps — ils furent vrai­ment de sim­ples organes d’ex­pres­sion pour la pen­sée publique.

Pareille chose ne se pro­duisit jamais plus.

Le seul énon­cé de ces deux con­di­tions mon­tre que nous n’avons jamais rien con­nu qui ressem­ble même de loin à une démoc­ra­tie. Dans ce que nous nom­mons de ce nom, jamais le peu­ple n’a l’oc­ca­sion ni le moyen d’ex­primer un avis sur aucun prob­lème de la vie publique; et tout ce qui échappe aux intérêts par­ti­c­uliers est livré aux pas­sions col­lec­tives, lesquelles sont sys­té­ma­tique­ment, offi­cielle­ment encouragées.

L’usage même des mots de démoc­ra­tie et de république oblige à exam­in­er avec une atten­tion extrême les deux prob­lèmes que voici :

Com­ment don­ner en fait aux hommes qui com­posent le peu­ple de France la pos­si­bil­ité d’ex­primer par­fois un juge­ment sur les grands prob­lèmes de la vie publique ?

Com­ment empêch­er, au moment où le peu­ple est inter­rogé, qu’il cir­cule à tra­vers lui aucune espèce de pas­sion col­lec­tive ? Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de par­ler de légitim­ité républicaine.

Des solu­tions ne sont pas faciles à con­cevoir. Mais il est évi­dent, après exa­m­en atten­tif, que toute solu­tion impli­querait d’abord la sup­pres­sion des par­tis politiques.

Pour appréci­er les par­tis poli­tiques selon le critère de la vérité, de la jus­tice, du. .bien pub­lic, il con­vient de com­mencer par en dis­cern­er les car­ac­tères essentiels.

On peut en énumér­er trois :

Un par­ti poli­tique est une machine à fab­ri­quer de la pas­sion collective.

Un par­ti poli­tique est une organ­i­sa­tion con­stru­ite de manière à exercer une pres­sion col­lec­tive sur la pen­sée de cha­cun des êtres humains qui en sont membres.

La pre­mière fin, et, en dernière analyse, l’u­nique fin de tout par­ti poli­tique est sa pro­pre crois­sance, et cela sans aucune limite.

Par ce triple car­ac­tère, tout par­ti est total­i­taire en germe et en aspi­ra­tion. S’il ne l’est pas en fait, c’est seule­ment parce que ceux qui l’en­tourent ne le sont pas moins que lui.

Ces trois car­ac­tères sont des vérités de fait évi­dentes à quiconque s’est approché de la vie des partis.

Le troisième est un cas par­ti­c­uli­er d’un phénomène qui se pro­duit partout où le col­lec­tif domine les êtres pen­sants. C’est le retourne­ment de la rela­tion entre fin et moyen. Partout, sans excep­tion, toutes les choses générale­ment con­sid­érées comme des fins sont par nature, par déf­i­ni­tion, par essence et de la manière la plus évi­dente unique­ment des moyens. On pour­rait en citer autant d’ex­em­ples qu’on voudrait dans tous les domaines. Argent, pou­voir, Etat, grandeur nationale, pro­duc­tion économique, diplômes uni­ver­si­taires ; et beau­coup d’autres.

Le bien seul est une fin. Tout ce qui appar­tient au domaine des faits est de l’or­dre des moyens. Mais la pen­sée col­lec­tive est inca­pable de s’élever au-dessus du domaine des faits. C’est une pen­sée ani­male. Elle n’a la notion du bien que juste assez pour com­met­tre l’er­reur de pren­dre tel ou tel moyen pour un bien absolu.

Il en est ain­si des par­tis. Un par­ti est en principe un instru­ment pour servir une cer­taine con­cep­tion du bien public.

Cela est vrai même de ceux qui sont liés aux intérêts d’une caté­gorie sociale, car il est tou­jours une cer­taine con­cep­tion du bien pub­lic en ver­tu de laque­lle il y aurait coïn­ci­dence entre le bien pub­lic et ces intérêts. Mais cette con­cep­tion est extrême­ment vague. Cela est vrai sans excep­tion et presque sans dif­férence de degrés. Les par­tis les plus incon­sis­tants et les plus stricte­ment organ­isés sont égaux par le vague de la doc­trine. Aucun homme, si pro­fondé­ment qu’il ait étudié la poli­tique, ne serait capa­ble d’un exposé pré­cis et clair rel­a­tive­ment à la doc­trine d’au­cun par­ti, y com­pris, le cas échéant, le sien propre.

Les gens ne s’avouent guère cela à eux-mêmes. S’ils se l’avouaient, ils seraient naïve­ment ten­tés d’y voir une mar­que d’in­ca­pac­ité per­son­nelle, faute d’avoir recon­nu que l’ex­pres­sion : « Doc­trine d’un par­ti poli­tique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification.

Un homme, passât-il sa vie à écrire et à exam­in­er des prob­lèmes d’idées, n’a que très rarement une doc­trine. Une col­lec­tiv­ité n’en a jamais. Ce n’est pas une marchan­dise collective.

On peut par­ler, il est vrai, de doc­trine chré­ti­enne, doc­trine hin­doue, doc­trine pythagorici­enne, et ain­si de suite. Ce qui est alors désigné par ce mot n’est ni indi­vidu­el ni col­lec­tif; c’est une chose située infin­i­ment au-dessus de l’un et l’autre domaine. C’est, pure­ment et sim­ple­ment, la vérité.

La fin d’un par­ti poli­tique est chose vague et irréelle. Si elle était réelle, elle exig­erait un très grand effort d’at­ten­tion, car une con­cep­tion du bien pub­lic n’est pas chose facile à penser. L’ex­is­tence du par­ti est pal­pa­ble, évi­dente, et n’ex­ige aucun effort pour être recon­nue. Il est ain­si inévitable qu’en fait le par­ti soit à lui-même sa pro­pre fin.

Il y a dès lors idol­âtrie, car Dieu seul est légitime­ment une fin pour soi-même. La tran­si­tion est facile. On pose en axiome que la con­di­tion néces­saire et suff­isante pour que le par­ti serve effi­cace­ment la con­cep­tion du bien pub­lic en vue duquel il existe est qu’il pos­sède une large quan­tité de pouvoir.

Mais aucune quan­tité finie de pou­voir ne peut jamais être en fait regardée comme suff­isante, surtout une fois obtenue. Le par­ti se trou­ve en fait, par l’ef­fet de l’ab­sence de pen­sée, dans un état con­tin­uel d’im­puis­sance qu’il attribue tou­jours à l’in­suff­i­sance du pou­voir dont il dis­pose. Serait-il maître absolu du pays, les néces­sités inter­na­tionales imposent des lim­ites étroites.

Ain­si la ten­dance essen­tielle des par­tis est total­i­taire, non seule­ment rel­a­tive­ment à une nation, mais rel­a­tive­ment au globe ter­restre. C’est pré­cisé­ment parce que la con­cep­tion du bien pub­lic pro­pre à tel ou tel par­ti est une fic­tion, une chose vide, sans réal­ité, qu’elle impose la recherche de la puis­sance totale. Toute réal­ité implique par elle-même une lim­ite. Ce qui n’ex­iste pas du tout n’est jamais limitable.

C’est pour cela qu’il y a affinité, alliance entre le total­i­tarisme et le mensonge.

Beau­coup de gens, il est vrai, ne songent jamais à une puis­sance totale; cette pen­sée leur ferait peur. Elle est ver­tig­ineuse, et il faut une espèce de grandeur pour la soutenir. Ces gens-là, quand ils s’in­téressent à un par­ti, se con­tentent d’en désir­er la crois­sance; mais comme une chose qui ne com­porte aucune lim­ite. S’il y a trois mem­bres de plus cette année que l’an dernier, ou si la col­lecte a rap­porté cent francs de plus, ils sont con­tents. Mais ils désirent que cela con­tin­ue indéfin­i­ment dans la même direc­tion. Jamais ils ne con­cevraient que leur par­ti puisse avoir en aucun cas trop de mem­bres, trop d’électeurs, trop d’argent.

Le tem­péra­ment révo­lu­tion­naire mène à con­cevoir la total­ité. Le tem­péra­ment petit­bour­geois mène à s’in­staller dans l’im­age d’un pro­grès lent, con­tinu et sans lim­ite. Mais dans les deux cas la crois­sance matérielle du par­ti devient l’u­nique critère par, rap­port auquel se définis­sent en toutes choses le bien et le mal. Exacte­ment comme si le par­ti était un ani­mal à l’en­grais, et que l’u­nivers eût été créé pour le faire engraisser.

On ne peut servir Dieu et Mam­mon. Si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien.

Dès lors que la crois­sance du par­ti con­stitue un critère du bien, il s’en­suit inévitable­ment une pres­sion col­lec­tive du par­ti sur les pen­sées des hommes. Cette pres­sion s’ex­erce en fait. Elle s’é­tale publique­ment. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait hor­reur si l’ac­cou­tu­mance ne nous avait pas telle­ment endurcis.

Les par­tis sont des organ­ismes publique­ment, offi­cielle­ment con­sti­tués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice.

La pres­sion col­lec­tive est exer­cée sur le grand pub­lic par la pro­pa­gande. Le but avoué de la pro­pa­gande est de per­suad­er et non pas de com­mu­ni­quer de la lumière. Hitler a très bien vu que la pro­pa­gande est tou­jours une ten­ta­tive d’asservisse­ment des esprits. Tous les par­tis font de la pro­pa­gande. Celui qui n’en ferait pas dis­paraî­trait du fait que les autres en font. Tous avouent qu’ils font de la pro­pa­gande. Aucun n’est auda­cieux dans le men­songe au point d’af­firmer qu’il entre­prend l’é­d­u­ca­tion du pub­lic, qu’il forme le juge­ment du peuple.

Les par­tis par­lent, il est vrai, d’é­d­u­ca­tion à l’é­gard de ceux qui sont venus à eux, sym­pa­thisants, jeunes, nou­veaux adhérents. Ce mot est un men­songe. Il s’ag­it d’un dres­sage pour pré­par­er l’emprise bien plus rigoureuse exer­cée par le par­ti sur la pen­sée de ses membres.

Sup­posons un mem­bre d’un par­ti — député, can­di­dat à la dépu­ta­tion, ou sim­ple­ment mil­i­tant — qui prenne en pub­lic l’en­gage­ment que voici : « Toutes les fois que j’ex­am­in­erai n’im­porte quel prob­lème poli­tique ou social, je m’en­gage à oubli­er absol­u­ment le fait que je suis mem­bre de tel groupe, et à me préoc­cu­per exclu­sive­ment de dis­cern­er le bien pub­lic et la justice. »

Ce lan­gage serait très mal accueil­li. Les siens et même beau­coup d’autres l’ac­cuseraient de trahi­son. Les moins hos­tiles diraient : « Pourquoi alors a‑t-il adhéré à un par­ti ?» — avouant ain­si naïve­ment qu’en entrant dans un par­ti on renonce à chercher unique­ment le bien pub­lic et la jus­tice. Cet homme serait exclu de son par­ti, ou au moins en perdrait l’in­vesti­ture; il ne serait cer­taine­ment pas élu.

Mais bien plus, il ne sem­ble même pas pos­si­ble qu’un tel lan­gage soit tenir. En fait, sauf erreur, il ne l’a jamais été. Si des mots en apparence voisins de ceux-là ont été pronon­cés, c’é­tait seule­ment par des hommes désireux de gou­vern­er avec l’ap­pui de par­tis autres que le leur. De telles paroles son­naient alors comme une sorte de man­que­ment à l’honneur.

En revanche on trou­ve tout à fait naturel, raisonnable et hon­or­able que quelqu’un dise : « Comme con­ser­va­teur — » ou : « Comme social­iste — je pense que… » Cela, il est vrai, n’est pas pro­pre aux par­tis. On ne rougit pas non plus de dire : « Comme Français, je pense que… » « Comme catholique, je pense que… »

Des petites filles, qui se dis­aient attachées au gaullisme comme à l’équiv­a­lent français de l’hitlérisme, ajoutaient : « La vérité est rel­a­tive, même en géométrie. » Elles touchaient le point central.

S’il n’y a pas de vérité, il est légitime de penser de telle ou telle manière en tant qu’on se trou­ve être en fait telle ou telle chose. Comme on a des cheveux noirs, bruns, roux ou blonds, parce qu’on est comme cela, on émet aus­si telles et telles pen­sées. La pen­sée, comme les cheveux, est alors le pro­duit d’un proces­sus physique d’élim­i­na­tion. Si on recon­naît qu’il y a une vérité, il n’est per­mis de penser que ce qui est vrai. On pense alors telle chose, non parce qu’on se trou­ve être en fait Français, ou catholique, ou social­iste, mais parce que la lumière irré­sistible de l’év­i­dence oblige à penser ain­si et non autrement.

S’il n’y a pas évi­dence, s’il y a doute, il est alors évi­dent que dans l’é­tat de con­nais­sances dont on dis­pose la ques­tion est dou­teuse. S’il y a une faible prob­a­bil­ité d’un côté, il est évi­dent qu’il y a une faible prob­a­bil­ité; et ain­si de suite. Dans tous les cas, la lumière intérieure accorde tou­jours à quiconque la con­sulte une réponse man­i­feste. Le con­tenu de la réponse est plus ou moins affir­matif; peu importe. Il est tou­jours sus­cep­ti­ble de révi­sion ; mais aucune cor­rec­tion ne peut être apportée, sinon par davan­tage de lumière intérieure.

Si un homme, mem­bre d’un par­ti, est absol­u­ment résolu à n’être fidèle en toutes ses pen­sées qu’à la lumière intérieure exclu­sive­ment et à rien d’autre, il ne peut pas faire con­naître cette réso­lu­tion à son par­ti, Il est alors vis-à-vis de lui en état de mensonge.

C’est une sit­u­a­tion qui ne peut être accep­tée qu’à cause de la néces­sité qui con­traint à se trou­ver dans un par­ti pour pren­dre part effi­cace­ment aux affaires publiques. Mais alors cette néces­sité est un mal, et il faut y met­tre fin en sup­p­ri­mant les partis.

Un homme qui n’a pas pris la réso­lu­tion de fidél­ité exclu­sive à la lumière intérieure installe le men­songe au cen­tre même de l’âme. Les ténèbres intérieures en sont la punition.

On ten­terait vaine­ment de s’en tir­er par la dis­tinc­tion entre la lib­erté intérieure et la dis­ci­pline extérieure. Car il faut alors men­tir au pub­lic, envers qui tout can­di­dat, tout élu, a une oblig­a­tion par­ti­c­ulière de vérité.

Si je m’ap­prête à dire, au nom de mon par­ti, des choses que j’es­time con­traires à la vérité et à la jus­tice, vais-je l’indi­quer dans un aver­tisse­ment préal­able ? Si je ne le fais pas, je mens.

De ces trois formes de men­songe — au par­ti, au pub­lic, à soi-même — la pre­mière est de loin la moins mau­vaise. Mais si l’ap­par­te­nance à un par­ti con­traint tou­jours, en tout cas, au men­songe, l’ex­is­tence des par­tis est absol­u­ment, incon­di­tion­nelle­ment un mal.

Il était fréquent de voir dans des annonces de réu­nion : M. X. exposera le point de vue com­mu­niste (sur le prob­lème qui est l’ob­jet de la réu­nion). M. Y. exposera le point de vue social­iste. M. Z. exposera le point de vue radical.

Com­ment ces mal­heureux s’y pre­naient-ils pour con­naître le point de vue qu’ils devaient expos­er ? Qui pou­vaient-ils con­sul­ter ? Quel ora­cle ? Une col­lec­tiv­ité n’a pas de langue ni de plume. Les organes d’ex­pres­sion sont tous indi­vidu­els. La col­lec­tiv­ité social­iste ne réside en aucun indi­vidu. La col­lec­tiv­ité rad­i­cale non plus. La col­lec­tiv­ité com­mu­niste réside en Staline, mais il est loin; on ne peut pas lui télé­phon­er avant de par­ler dans une réunion.

Non, MM. X., Y. et Z. se con­sul­taient eux-mêmes. Mais comme ils étaient hon­nêtes, ils se met­taient d’abord dans un état men­tal spé­cial, un état sem­blable à celui où les avait mis si sou­vent l’at­mo­sphère des milieux com­mu­niste, social­iste, radical.

Si, s’é­tant mis dans cet état, on se laisse aller à ses réac­tions, on pro­duit naturelle­ment un lan­gage con­forme aux « points de vue » com­mu­niste, social­iste, radical.

A con­di­tion, bien enten­du, de s’in­ter­dire rigoureuse­ment tout effort d’at­ten­tion en vue de dis­cern­er la jus­tice et la vérité. Si on accom­plis­sait un tel effort, on ris­querait — comble d’hor­reur — d’ex­primer un « point de vue personnel ».

Car de nos jours la ten­sion vers la jus­tice et la vérité est regardée comme répon­dant à un point de vue personnel.

Quand Ponce Pilate a demandé au Christ: «Qu’est-ce que la vérité ? » le Christ n’a pas répon­du. Il avait répon­du d’a­vance en dis­ant : « Je suis venu porter témoignage pour la vérité. »

Il n’y a qu’une réponse. La vérité, ce sont les pen­sées qui sur­gis­sent dans l’e­sprit d’une créa­ture pen­sante unique­ment, totale­ment, exclu­sive­ment désireuse de la vérité. Le men­songe, l’er­reur — mots syn­onymes — ce sont les pen­sées de ceux qui ne désirent pas la vérité, et de ceux qui désirent la vérité et autre chose en plus. Par exem­ple qui désirent la vérité et en plus la con­for­mité avec telle ou telle pen­sée établie.

Mais com­ment “désir­er la vérité sans rien savoir d’elle ? C’est là le mys­tère des mys­tères. Les mots qui expri­ment une per­fec­tion incon­cev­able à l’homme — Dieu, vérité, jus­tice — pronon­cés intérieure­ment avec désir, sans être joints à aucune con­cep­tion, ont le pou­voir d’élever l’âme et de l’i­non­der de lumière. C’est en désir­ant la vérité à vide et sans ten­ter d’en devin­er d’a­vance le con­tenu qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécan­isme de l’attention.

Il est impos­si­ble d’ex­am­in­er les prob­lèmes effroy­able­ment com­plex­es de la vie publique en étant atten­tif à la fois, d’une part à dis­cern­er la vérité, la jus­tice, le bien pub­lic, d’autre part à con­serv­er l’at­ti­tude qui con­vient à un mem­bre de tel groupe­ment. La fac­ulté humaine d’at­ten­tion n’est pas capa­ble simul­tané­ment des deux soucis. En fait quiconque s’at­tache à l’un aban­donne l’autre.

Mais aucune souf­france, n’at­tend celui qui aban­donne la jus­tice et la vérité. Au lieu que le sys­tème des par­tis com­porte les pénal­ités les plus douloureuses pour l’in­docil­ité. Des pénal­ités qui atteignent presque tout — la car­rière, les sen­ti­ments, l’ami­tié, la répu­ta­tion, la par­tie extérieure de l’hon­neur, par­fois même la vie de famille. Le par­ti com­mu­niste a porté le sys­tème à sa perfection.

Même chez celui qui intérieure­ment ne cède pas, l’ex­is­tence de pénal­ités fausse inévitable­ment le dis­cerne­ment. Car s’il veut réa­gir con­tre l’emprise du par­ti, cette volon­té de réac­tion est elle-même un mobile étranger à la vérité et dont il faut se méfi­er. Mais cette méfi­ance aus­si; et ain­si de suite. L’at­ten­tion véri­ta­ble est un état telle­ment dif­fi­cile à l’homme, telle­ment vio­lent, que tout trou­ble per­son­nel de la sen­si­bil­ité suf­fit à y faire obsta­cle. Il en résulte l’oblig­a­tion impérieuse de pro­téger autant qu’on peut la fac­ulté de dis­cerne­ment qu’on porte en soi-même con­tre le tumulte des espérances et des craintes personnelles.

Si un homme fait des cal­culs numériques très com­plex­es en sachant qu’il sera fou­et­té toutes les fois qu’il obtien­dra comme résul­tat un nom­bre pair, sa sit­u­a­tion est très dif­fi­cile. Quelque chose dans la par­tie char­nelle de l’âme le poussera à don­ner un petit coup de pouce aux cal­culs pour obtenir tou­jours un nom­bre impair. En voulant réa­gir il ris­quera de trou­ver un nom­bre pair même là où il n’en faut pas. Prise dans cette oscil­la­tion, son atten­tion n’est plus intacte. Si les cal­culs sont com­plex­es au point d’ex­iger de sa part la pléni­tude de l’at­ten­tion, il est inévitable qu’il se trompe très sou­vent. Il ne servi­ra à rien qu’il soit très intel­li­gent, très courageux, très soucieux de vérité.

Que doit-il faire ? C’est très sim­ple. S’il peut échap­per des mains de ces gens qui le men­a­cent du fou­et, il doit fuir. S’il a pu éviter de tomber entre leurs mains, il devait l’éviter.

Il en est exacte­ment ain­si des par­tis politiques.

Quand il y a des par­tis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impos­si­ble d’in­ter­venir effi­cace­ment dans les affaires publiques sans entr­er dans un par­ti et jouer le jeu. Quiconque s’in­téresse à la chose publique désire s’y intéress­er effi­cace­ment. Ain­si ceux qui incli­nent au souci du bien pub­lic, ou renon­cent à y penser et se tour­nent vers autre chose, ou passent par le laminoir des par­tis. En ce cas aus­si il leur vient des soucis qui exclu­ent celui du bien public.

Les par­tis sont un mer­veilleux mécan­isme, par la ver­tu duquel, dans toute l’é­ten­due d’un pays, pas un esprit ne donne son atten­tion à l’ef­fort de dis­cern­er, dans les affaires publiques, le bien, la jus­tice, la vérité. Il en résulte que — sauf un très petit nom­bre de coïn­ci­dences for­tu­ites — il n’est décidé et exé­cuté que des mesures con­traires au bien pub­lic, à la jus­tice et à la vérité.

Si on con­fi­ait au dia­ble l’or­gan­i­sa­tion de la vie publique, il ne pour­rait rien imag­in­er de plus ingénieux.

Si la réal­ité a été un peu moins som­bre, c’est que les par­tis n’avaient pas encore tout dévoré. Mais en fait, a‑t-elle été un peu moins som­bre ? N’é­tait-elle pas exacte­ment aus­si som­bre que le tableau esquis­sé ici ? L’événe­ment ne l’a-t-il pas montré ?

Il faut avouer que le mécan­isme d’op­pres­sion spir­ituelle et men­tale pro­pre aux par­tis a été intro­duit dans l’his­toire par l’Église catholique dans sa lutte con­tre l’hérésie.

Un con­ver­ti qui entre dans l’Église — ou un fidèle qui délibère avec lui-même et résout d’y demeur­er — a aperçu dans le dogme du vrai et du bien. Mais en fran­chissant le seuil il pro­fesse du même coup n’être pas frap­pé par les anath­e­ma sit, c’est-à-dire accepter en bloc tous les arti­cles dits « de foi stricte ». Ces arti­cles, il ne les a pas étudiés. Même avec un haut degré d’in­tel­li­gence et de cul­ture, une vie entière ne suf­fi­rait pas à cette étude, vu qu’elle implique celle des cir­con­stances his­toriques de chaque condamnation.

Com­ment adhér­er à des affir­ma­tions qu’on ne con­naît pas? Il suf­fît de se soumet­tre incon­di­tion­nelle­ment à l’au­torité d’où elles émanent.

C’est pourquoi saint Thomas ne veut soutenir ses affir­ma­tions que par l’au­torité de l’Église, à l’ex­clu­sion de tout autre argu­ment. Car, dit-il, il n’en faut pas davan­tage pour ceux qui l’ac­ceptent; et aucun argu­ment ne per­suaderait ceux qui la refusent.

Ain­si la lumière intérieure de l’év­i­dence, cette fac­ulté de dis­cerne­ment accordée d’en haut à l’âme humaine comme réponse au désir de vérité, est mise au rebut, con­damnée aux tâch­es serviles, comme de faire des addi­tions, exclue de toutes les recherch­es rel­a­tives à la des­tinée spir­ituelle de l’homme. Le mobile de la pen­sée n’est plus le désir incon­di­tion­né, non défi­ni, de la vérité, mais le désir de la con­for­mité avec un enseigne­ment établi d’avance.

Que l’Église fondée par le Christ ait ain­si dans une si large mesure étouf­fé l’e­sprit de vérité — et si, mal­gré l’In­qui­si­tion, elle ne l’a pas fait totale­ment, c’est que la mys­tique offrait un refuge sûr — c’est une ironie trag­ique. On l’a sou­vent remar­qué. Mais on a moins remar­qué une autre ironie trag­ique. C’est que le mou­ve­ment de révolte con­tre l’é­touf­fe­ment des esprits sous le régime inquisi­to­r­i­al a pris une ori­en­ta­tion telle qu’il a pour­suivi l’œu­vre d’é­touf­fe­ment des esprits.

La Réforme et l’hu­man­isme de la Renais­sance, dou­ble pro­duit de cette révolte, ont large­ment con­tribué à sus­citer, après trois siè­cles de mat­u­ra­tion, l’e­sprit de 1789. Il en est résulté après un cer­tain délai notre démoc­ra­tie fondée sur le jeu des par­tis, dont cha­cun est une petite Église pro­fane armée de la men­ace d’ex­com­mu­ni­ca­tion. L’in­flu­ence des par­tis a con­t­a­m­iné toute la vie men­tale de notre époque.

Un homme qui adhère à un par­ti a vraisem­blable­ment aperçu dans l’ac­tion et la pro­pa­gande de ce par­ti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n’a jamais étudié la posi­tion du par­ti rel­a­tive­ment à tous les prob­lèmes de la vie publique. En entrant dans le par­ti, il accepte des posi­tions qu’il ignore. Ain­si il soumet sa pen­sée à l’au­torité du par­ti. Quand, peu à peu, il con­naî­tra ces posi­tions, il les admet­tra sans examen.

C’est exacte­ment la sit­u­a­tion de celui qui adhère à l’ortho­dox­ie catholique conçue comme fait saint Thomas.

Si un homme dis­ait, en deman­dant sa carte de mem­bre : « Je suis d’ac­cord avec le par­ti sur tel, tel, tel point; je n’ai pas étudié ses autres posi­tions et je réserve entière­ment mon opin­ion tant que je n’en aurai pas fait l’é­tude », on le prierait sans doute de repass­er plus tard.

Mais en fait, sauf excep­tions très rares, un homme qui entre dans un par­ti adopte docile­ment l’at­ti­tude d’e­sprit qu’il exprimera plus tard par les mots : « Comme monar­chiste, comme social­iste, je pense que… » C’est telle­ment con­fort­able ! Car c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus con­fort­able que de ne pas penser.

Quant au troisième car­ac­tère des par­tis, à savoir qu’ils sont des machines à fab­ri­quer de la pas­sion col­lec­tive, il est si vis­i­ble qu’il n’a pas à être établi. La pas­sion col­lec­tive est l’u­nique énergie dont dis­posent les par­tis pour la pro­pa­gande extérieure et pour la pres­sion exer­cée sur l’âme de chaque membre.

On avoue que l’e­sprit de par­ti aveu­gle, rend sourd à la jus­tice, pousse même d’hon­nêtes gens à l’acharne­ment le plus cru­el con­tre des inno­cents. On l’avoue, mais on ne pense pas à sup­primer les organ­ismes qui fab­riquent un tel esprit. Cepen­dant on inter­dit les stupé­fi­ants. Il y a quand même des gens adon­nés aux stupé­fi­ants. Mais il y en aurait davan­tage si l’E­tat organ­i­sait la vente de l’opi­um et de la cocaïne dans tous les bureaux de tabac, avec affich­es de pub­lic­ité pour encour­ager les consommateurs.

La con­clu­sion, c’est que l’in­sti­tu­tion des par­tis sem­ble bien con­stituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont mau­vais dans leur principe, et pra­tique­ment leurs effets sont mauvais.

La sup­pres­sion des par­tis serait du bien presque pur. Elle est éminem­ment légitime en principe et ne paraît sus­cep­ti­ble pra­tique­ment que de bons effets.

Les can­di­dats diront aux électeurs, non pas : « J’ai telle éti­quette » — ce qui pra­tique­ment n’ap­prend rigoureuse­ment rien au pub­lic sur leur atti­tude con­crète con­cer­nant les prob­lèmes con­crets — mais : « Je pense telle, telle et telle chose à l’é­gard de tel, tel, tel grand problème. »

Les élus s’as­socieront et se dis­socieront selon le jeu naturel et mou­vant des affinités. Je peux très bien être en accord avec M. A. sur la coloni­sa­tion et en désac­cord avec lui sur la pro­priété paysanne; et inverse­ment pour M. B. Si on par­le de coloni­sa­tion, j’i­rai, avant la séance, causer un peu avec M. A.; si on par­le de pro­priété paysanne, avec M. B.

La cristalli­sa­tion arti­fi­cielle en par­tis coïn­cidait si peu avec les affinités réelles qu’un député pou­vait être en désac­cord, pour toutes les atti­tudes con­crètes, avec un col­lègue de son par­ti, et en accord avec un homme d’un autre parti.

Com­bi­en de fois, en Alle­magne, en 1932, un com­mu­niste et un nazi, dis­cu­tant dans la rue, ont été frap­pés de ver­tige men­tal en con­statant qu’ils étaient d’ac­cord sur tous les points !

Hors du Par­lement, comme il exis­terait des revues d’idées, il y aurait tout naturelle­ment autour d’elles des milieux. Mais ces milieux devraient être main­tenus à l’é­tat de flu­id­ité. C’est la flu­id­ité qui dis­tingue du par­ti un milieu d’affinité et l’empêche d’avoir une influ­ence mau­vaise. Quand on fréquente ami­cale­ment celui qui dirige telle revue, ceux qui y écrivent sou­vent, quand on y écrit soi-même, on sait qu’on est en con­tact avec le milieu de cette revue. Mais on ne sait pas soi-même si on en fait par­tie; il n’y a pas de dis­tinc­tion nette entre le dedans et le dehors. Plus loin, il y a ceux qui lisent la revue et con­nais­sent un ou deux de ceux qui y écrivent. Plus loin, les lecteurs réguliers qui y puisent une inspi­ra­tion. Plus loin, les lecteurs occa­sion­nels. Mais per­son­ne ne songerait à penser ou à dire : « En tant que lié à telle revue, je pense que… »

Quand des col­lab­o­ra­teurs à une revue se présen­tent aux élec­tions, il doit leur être inter­dit de se réclamer de la revue. Il doit être inter­dit à la revue de leur don­ner une investi­ture, ou d’aider directe­ment ou indi­recte­ment leur can­di­da­ture, ou même d’en faire mention.

Tout groupe d’ « amis » de telle revue devrait être interdit.

Si une revue empêche ses col­lab­o­ra­teurs, sous peine de rup­ture, de col­la­bor­er à d’autres pub­li­ca­tions quelles qu’elles soient, elle doit être sup­primée dès que le fait est prouvé.

Ceci implique un régime de la presse ren­dant impos­si­bles les pub­li­ca­tions aux­quelles il est déshon­o­rant de col­la­bor­er (genre Gringoire, Marie-Claire, etc.).

Toutes les fois qu’un milieu ten­tera de se cristallis­er en don­nant un car­ac­tère défi­ni à la qual­ité de mem­bre, il y aura répres­sion pénale quand le fait sem­blera établi. Bien enten­du il y aura des par­tis clan­des­tins. Mais leurs mem­bres auront mau­vaise con­science. Ils ne pour­ront plus faire pro­fes­sion publique de ser­vil­ité d’e­sprit. Ils ne pour­ront faire aucune pro­pa­gande au nom du par­ti. Le par­ti ne pour­ra plus les tenir dans un réseau sans issue d’in­térêts, de sen­ti­ments et d’oblig­a­tions. Toutes les fois qu’une loi est impar­tiale, équitable, et fondée sur une vue du bien pub­lic facile­ment assim­i­l­able pour le peu­ple, elle affaib­lit tout ce qu’elle inter­dit. Elle l’af­faib­lit du fait seul qu’elle existe, et indépen­dam­ment des mesures répres­sives qui cherchent à en assur­er l’application.

Cette majesté intrin­sèque de la loi est un fac­teur de la vie publique qui est oublié depuis longtemps et dont il faut faire usage.

Il sem­ble n’y avoir dans l’ex­is­tence de par­tis clan­des­tins aucun incon­vénient “qui ne se trou­ve à un degré bien plus élevé du fait des par­tis légaux. D’une manière générale, un exa­m­en atten­tif ne sem­ble laiss­er voir à aucun égard aucun incon­vénient d’au­cune espèce attaché à la sup­pres­sion des partis.

Par un sin­guli­er para­doxe les mesures de ce genre, qui sont sans incon­vénients, sont en fait celles qui ont le moins de chances d’être décidées. On se dit : si c’é­tait si sim­ple, pourquoi est-ce que cela n’au­rait pas été fait depuis longtemps ?

Pour­tant, générale­ment, les grandes choses sont faciles et simples.

Celle-ci étendrait sa ver­tu d’as­sainisse­ment bien au-delà des affaires publiques. Car l’e­sprit de par­ti en était arrivé à tout con­t­a­min­er. Les insti­tu­tions qui déter­mi­nent le jeu de la vie publique influ­en­cent tou­jours dans un pays la total­ité de la pen­sée, à cause du pres­tige du pou­voir. On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant posi­tion « pour » ou « con­tre » une opin­ion. Ensuite on cherche des argu­ments, selon le cas, soit pour, soit con­tre. C’est exacte­ment la trans­po­si­tion de l’ad­hé­sion à un parti.

Comme, dans les par­tis poli­tiques, il y a des démoc­rates qui admet­tent plusieurs par­tis, de même dans le domaine des opin­ions les gens larges recon­nais­sent une valeur aux opin­ions avec lesquelles ils se dis­ent en désaccord.

C’est avoir com­plète­ment per­du le sens même du vrai et du faux. D’autres, ayant pris posi­tion pour une opin­ion, ne con­sen­tent à exam­in­er rien qui lui soit con­traire. C’est la trans­po­si­tion de l’e­sprit totalitaire.

Quand Ein­stein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intel­lectuels, y com­pris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour et con­tre. Toute pen­sée sci­en­tifique nou­velle a dans les milieux sci­en­tifiques ses par­ti­sans et ses adver­saires ani­més les uns et les autres, à un degré regret­table, de l’e­sprit de par­ti. Il y a d’ailleurs dans ces milieux des ten­dances, des coter­ies, à l’é­tat plus ou moins cristallisé.

Dans l’art et la lit­téra­ture, c’est bien plus vis­i­ble encore. Cubisme et sur­réal­isme ont été des espèces de par­tis. On était « gidi­en » comme on était « mau­r­rassien ». Pour avoir un nom, il est utile d’être entouré d’une bande d’ad­mi­ra­teurs ani­més de l’e­sprit de parti.

De même il n’y avait pas grande dif­férence entre l’at­tache­ment à un par­ti et l’at­tache­ment à une Église ou bien à l’at­ti­tude antire­ligieuse. On était pour ou con­tre la croy­ance en Dieu, pour ou con­tre le chris­tian­isme, et ain­si de suite. On en est arrivé, en matière de reli­gion, à par­ler de militants.

Même dans les écoles on ne sait plus stim­uler autrement la pen­sée des enfants qu’en les invi­tant à pren­dre par­ti pour ou con­tre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit : « Êtes-vous d’ac­cord ou non ? Développez vos argu­ments. » A l’ex­a­m­en les mal­heureux, devant avoir fini leur dis­ser­ta­tion au bout de trois heures, ne peu­vent pass­er plus de cinq min­utes à se deman­der s’ils sont d’ac­cord. Et il serait si facile de leur dire : « Méditez ce texte et exprimez les réflex­ions qui vous vien­nent à l’esprit ».

Presque partout — et même sou­vent pour des prob­lèmes pure­ment tech­niques — l’opéra­tion de pren­dre par­ti, de pren­dre posi­tion pour ou con­tre, s’est sub­sti­tuée à l’oblig­a­tion de la pensée.

C’est là une lèpre qui a pris orig­ine dans les milieux poli­tiques, et s’est éten­due, à tra­vers tout le pays, presque à la total­ité de la pensée.

Il est dou­teux qu’on puisse remédi­er à cette lèpre, qui nous tue, sans com­mencer par la sup­pres­sion des par­tis politiques.

 

Simone Weil

Note sur la sup­pres­sion générale des par­tis poli­tiques (1940), Écrits de Londres

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